La gestion des milieux estuariens et littoraux : une responsabilité partagée


Référence à citer :

Ducrotoy, J.-P., 2007. La  gestion des milieux estuariens et littoraux : une responsabilité partagée. estuaires-littoraux.emonsite.com Milieux estuariens et littoraux. <http://www.estuaires-littoraux.emonsite.com/conferences> [consulté le ...]

 

Les milieux estuariens et littoraux se situent à l’interface des milieux marins et continentaux. Comme toutes zones d’échanges, ils sont particulièrement riches et productifs. Les marées dans les embouchures des rivières et leur pénétration dans les fleuves sont à l’origine du mélange eaux douces - eaux marines, et du piégeage de particules fines sous forme de vases où vont se développer une faune et une flore exceptionnellement riches. La zone de balancement des marées se caractérise, en effet, par des productions primaire et secondaire élevées. Les zones côtières n’occupent que18% de la surface du globe pour une production primaire de 25% du total des mers et des océans et 90% de la pêche globale.

Les mers côtières, fermées ou non se trouvent sous l’influence directe des activités humaines, là où les effets indésirables peuvent se développer. 60% environ de la population mondiale se masse dans cette zone dynamique mais sensible où 66% des villes de plus d’1,6 millions d’habitants se concentrent.

 

Le prélèvement abusif et la surexploitation d’espèces d’intérêt économique est un problème quasi universel dans les mers bordières. Les pêcheries sont sous la juridiction des états riverains dans le cadre de l'Union Européenne, mais, malgré cela, la surexploitation est générale. Les disparitions de ressources locales ou régionales devraient mobiliser les énergies. En parallèle, l'introduction accidentelle ou non d'espèces étrangères au milieu reste à maîtriser. Cependant, les travaux qui tentent de développer des indicateurs écologiques de développement économique des pêcheries sont prometteurs.

 

L'industrie, l'agriculture et le rejet de déchets provoquent la contamination des milieux estuariens et littoraux par des polluants de toute nature : métaux, substances organiques de synthèse, produits pétroliers, déchets et bactéries pathogènes. C’est l’interaction de deux phénomènes majeurs, liés comme partout ailleurs au développement économique, qui rendent la situation particulièrement grave. D’une part, l'activité développée dans le bassin versant est à l’origine d'un fort flux contaminant. D’autre part, dans les estuaires, la présence d’un gradient de salinité et la capacité du milieu à stocker les vases, contrôlent la distribution des peuplements biologiques, et agissent sur le piégeage des particules fines et des éléments associés. Ces conditions particulières modifient souvent le flux et favorisent la spéciation d’un certain nombre de contaminants qui sont alors piégés, bloquant ainsi la pollution sur place. Les sédiments des parties aval des rivières et des grands fleuves présentent couramment des niveaux de contamination chimique importants : hydrocarbures aromatiques polycyliques (HAP), organochlorés (PCB), métaux (cadmium, mercure et plomb). De fortes contaminations en PCB, par exemple existent sur le littoral français (4500 µg/kg poids sec dans la Seine : 10 fois supérieure à la moyenne du littoral). De nombreuses populations sont aussi affectées par les produits phytosanitaires (lindane, herbicides halogénés) utilisés dans l’agriculture. Les mollusques filtreurs (huîtres et moules) concentrent ces produits chimiques dans leurs tissus et deviennent malgré eux de bons indicateurs de contamination. Cependant, l’essentiel de ces micropolluants migre principalement adsorbé aux particules en suspension. Ils sont donc stockés dans les sédiments qui se comportent comme de véritables bombes à retardement. En effet, si ces sables et vases sont remués (par le draguage par exemple), ils peuvent éventuellement relarguer des polluants emprisonnés depuis de nombreuses années, et jusqu’alors inoffensifs.

 

Les rendements exceptionnels des grandes plaines ne sont obtenus que grâce à l’utilisation d’engrais en énorme quantité (jusqu’à130 kg d’azote par hectare en France). De plus, malgré la clarté du message de l’agriculture biologique, de nombreux sols sont encore aujourd’hui laissés nus en hiver. Ceci constitue un risque majeur de pollution d’autant plus préoccupant que les ressources en eaux souterraines sont surexploitées pour l’alimentation en eau potable. D’importantes populations en France sont susceptibles de consommer temporairement une eau dont les teneurs en nitrates sont supérieures à la norme. Cet hyper-enrichissement en sels nutritifs des eaux côtières a abouti à des déséquilibres par anoxie dans les écosystèmes et la réduction des rejets polluants ponctuels d’origine domestique et industrielle a mobilisé depuis les 30 dernières années la plus grande part des moyens des Agences de l’Eau. Pourtant à quoi sert de poursuivre ces efforts si rien n’est fait pour faire évoluer les pratiques agricoles ? Les apports d’eau douce contaminée et les rejets directs contribuent à l’enrichissement des milieux en substances nutritives et en matières en suspension. Des phénomènes d'eutrophisation et de contamination bactérienne en résultent et restent à maîtriser en de nombreux sites côtiers. La prolifération de certaines espèces planctoniques, toxiques parfois, et le développement de mattes d'algues filamenteuses sur les estrans ont un impact certain sur les invertébrés et les réseaux alimentaires qui en dépendent.

 

Dans la zone intertidale (soumise à l’influence des marées), l'effet des processus écologiques semble démultiplié. Cela n'est pas surprenant car les facteurs de l'environnement y sont accentués. L'effet combiné de différents facteurs écologiques et de polluants a une action complexe sur ces animaux. Par exemple, la contamination des sédiments par les métaux agit sur le comportement d'enfouissement de bivalves tels que la coque Cerastoderma edule et le comportement filtreur de la moule Mytilus edulis en baie des Veys, en baie de Somme et dans d'autres estuaires du nord-ouest européen. Toutefois, durant ces dernières décennies, une nette amélioration s'est produite dans la maîtrise des rejets industriels directs à la côte. Il n'en est pas de même des apports continentaux de nutriments par ruissellement ou par le réseau hydrographique. Ces apports diffus se sont accrus de façon substantielle à la suite de la mise en oeuvre de nouvelles pratiques agricoles et une nouvelle approche de l'occupation des sols. Le remembrement, le déboisement et la construction d'autoroutes, par exemple, ont contribué à accélérer les flux de sels nutritifs vers les littoraux. L'accroissement de la circulation automobile aura contribué à l'accroissement des apports d'oxydes d'azote via la voie atmosphérique. L'impact de cette source de contamination est complexe et reste mal connu et devra être étudié plus en détail dans le futur.

 

La dégradation des habitats se traduit par leur altération, leur réduction, leur fragmentation, ou la destruction pur et simple des biotopes. C’est cette disparition qui est la plus grave. Il est alors extrêmement difficile de faire machine arrière. Les exemples les plus médiatisés de dégradations d’habitats côtiers portent sur les récifs coralliens et les mangroves. Pourtant, aussi importants sous climat tempéré sont les prés salés et les vasières. Comme nous avons pu l'observer dans les estuaires du nord-ouest de la France, ce sont ces faciès qui sont touchés en première ligne par la poldérisation. En conséquence, mais de façon indirecte, les dépôts de sédiments s'accélèrent dans les zones intertidales rétrécies. Des zones de haute productivité biologique disparaissent ainsi, ou sont amoindries .Paradoxalement, le tourisme, qui recherche pourtant des milieux à vocation naturelle, tend à détruire les habitats en les morcelant. Chacun s’enferme dans son lotissement ou sa résidence et les grand espaces disparaissent. Pourtant, l’intégrité de la zone côtière doit être maintenue face aux pressions d'aménagement.

 

Les milieux intertidaux, avec leur diversité biologique réduite peuvent sembler avoir un intérêt secondaire. Pourtant, il n'y pas que les milieux à haute diversité qui méritent d'être aménagés rationnellement. Une faible diversité s'apparente en général à de hautes productivités, souvent exploitées par les humains. Si les milieux estuariens et littoraux affichent une diversité limitée, il est impossible d'établir des priorités dans des termes souvent appliqués à des milieux forestiers tropicaux. Le travail effectué par le WWF, l'IUCN et le PNUE sur l'eau douce, démontre qu'une façon complémentaire de conserver la diversité est de conserver les habitats. C'est donc une mosaïque d'habitats qui doit être préservée  afin de maintenir une diversité de paysages qui traduisent une hétérogénéité optimale du milieu et son intégrité . A l'opposé, le danger de fragmenter les milieux littoraux devrait être évité grâce à l’apport de la recherche ayant abouti à la théorie des îles. Il y aurait besoin de reconsidérer cette théorie dans le contexte général et, en particulier, de développer des études dans ce sens sur les côtes. De même, la recherche d'une méthodologie pour la restauration d’habitats dégradés est une partie de l’écologie qui devrait se développer.

 

On ne peut plus ignorer le changement climatique qui affecte la biosphère dans sa globalité. Cependant, l’effet de serre et la remontée du niveau marin auront un effet prépondérant sur les milieux estuariens et littoraux. Les études menées par les scientifiques tant en biologie qu’en géomorphologie montrent d'ores et déjà un possible effet d'une accélération du niveau de la mer au travers d'intrusions marines en estuaires à forte marée. Sur les littoraux rocheux les conséquences des variations climatiques se déclinent en termes d'un accroissement de la fréquence et de l'intensité des tempêtes, des radiations solaires et des précipitations. Quelles en seront les conséquences sur les flux de nutriments par exemple ? Qu’en est-il de l’acidité croissante de l’eau de mer ?

 

Même si ces 20 dernières années ont vu la publication de travaux intéressants en écologie intertidale, il existe encore peu d’études sur la dynamique ni sur les potentiels des milieux estuariens et littoraux en réponses aux perturbations. Il est urgent d’établir des points zéro afin d’évaluer au plus vite les potentiels et les pertes aux niveaux locaux et régionaux. Le degré de dégradation des habitats a aussi besoin d’être évalué dans le temps et l’espace selon une approche multiscalaire. N’est-ce pas là l’une des taches majeures de l’écologie appliquée ? Afin de réaliser cet objectif, des indicateurs biologiques doivent être utilisés , la capacité assimilatrice des écosystèmes doit être évaluée afin d'estimer si l'intégrité des écosystèmes considérés a été atteinte ou non. Il faut insister sur cette notion d'intégrité qui tient compte de tous les attributs fonctionnels du système, alors que la diversité biologique ne considère que la composition en éléments de niveau équivalent (espèces, notamment).

 

D'une façon générale, les déséquilibres observés sur la côte doivent être interprétés à la lumière de ce qui se passe en amont dans les cultures intensives. Les besoins de programmes structurés pluridisciplinaires de surveillance et de monitoring sont indispensables. Les récentes décisions politiques majeures prises au niveau européen, sous couvert de la directive cadre sur l’eau, ont, implicitement ou explicitement, pris parti sur les objectifs à atteindre en matière de gestion de l’eau. L’objectif de qualité du milieu qui sous-tend les futurs travaux de surveillance et de monitoring des eaux continentales, littorales et estuariennes ne doit pas masqué les manques de moyens et la confusion politique qui règne au niveau européen. La duplication des efforts doit laisser place à une simplification des protocoles et des taches à accomplir.

 

En particulier, des programmes coordonnés, permettant d'évaluer les effets des perturbations sur les systèmes biologiques, sont à mettre en place. Certains indicateurs rendent compte que la limite a été dépassée et traduisent les déséquilibres dans les systèmes biologiques. Il est temps alors de restaurer leurs fonctions initiales, en dépoldérisant un estuaire par exemple, c’est-à-dire en ré-estuarisant des territoires littoraux perdus à cause des aménagements passés. Reposant sur une approche scientifique rigoureuse, un projet de restauration écologique se bâtira autour :

  • de procédures sensibles d’évaluation socio-écologique
  • de moyens de juger de la qualité écologique des milieux considérés
  • un programme de monitorage rigoureux, reposant sur un choix pertinent d’indicateurs
  • la participation des communautés locales

afin de définir des stratégies de restauration (et de conservation) compatibles avec le développement durable au niveau régional et européen.

Il est temps que les politiques de l’aménagement prennent conscience des bienfaits de la protection, de la gestion rationnelle des écosystèmes côtiers et de leur restauration, quand cela est nécessaire. Les décisions politiques doivent être prises en connaissance de cause. Trop souvent, cela est compris comme la protection d’espèces rares et résulte simplement en la mise en place de réserves et de parcs naturels. La notion de qualité cadre aussi bien avec une approche géographique qu'avec une démarche biocénotique et socio-anthropologique. Le maintien de la qualité des milieux estuariens et littoraux s'inscrit dans le contexte international de l'aménagement intégré. L'approche holistique doit donc nécessairement compléter les stratégies d’utilisation durable et soutenable des ressources. Il faut raisonner en termes de milieux, sans négliger les populations relais, les marges, tout en prônant la gestion globale de l'estuaire et de son bassin versant. Le système estuarien doit être abordé dans sa globalité géographique et fonctionnelle. Il conviendra donc d’engager une réflexion sur l’ensemble des aménagements en cours ou prévus en concertation avec les différents partenaires. Dans cet esprit, la participation des communautés locales est essentielle. Un partenariat avec les administrations, associations, individus, etc. doit se mettre en place de façon à intégrer les aspects socio-anthropologique dans toute démarche d’aménagement. En communiquant avec les groupes constitués, notamment ceux à vocation éducative, la dimension humaine se retrouve.

Dans le domaine de la collaboration scientifique internationale, beaucoup de progrès ont été réalisés depuis les années 1990, mais ils demeurent insuffisants. L’application des conventions existantes ne peut mener à une qualité suffisante parce que les connaissances scientifiques ne sont pas utilisées comme elles le devraient. Les réseaux d’excellence européens concentrent les moyens en évinçant les petites structures. Il y a nécessité de renouveler la convivialité entre décideurs et scientifiques afin de faciliter le transfert des connaissances scientifiques vers les politiques mais aussi vers le Législateur, en revitalisant des modalités de dialogue originales et fructueuses. Il faut donc éviter le financement de la recherche dans le domaine de l’environnement à travers une multitude d’appels d’offre de nature incitative, émanant des Ministères (Environnement, Recherche), des organismes publics de recherche (CNRS, INRA, CEMAGREF) ou d’opérateurs privés. Cette mise en concurrence des équipes scientifiques est dévastatrice. Seuls les laboratoires et les bureaux d’étude les plus pragmatiques survivent. La recherche s’étiole débouchant sur des travaux relativement pointus sur le très court terme. Il faut aussi éviter que le fossé ne se creuse entre les producteurs de savoir et le grand public. La recherche, parcellisée entre des disciplines hyper-spécialisées risque de devenir incapable d'évaluation prospective afin de définir les programmes futurs. Il est souhaité que l’instauration d’un dialogue entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme puisse permettre à l’espèce humaine de réintégrer, en quelques sortes, la nature sans perdre sa spécificité, notamment en tant que capable de produire de la connaissance scientifique. La société évolue rapidement et il faut espérer qu’une réorganisation du savoir est en train de se réaliser, ne serait-ce qu'à cause de la révolution des modes de communication. Notre vision des systèmes éducatifs s'en trouvera transformée. Nous devons nous y préparer de façon intensive.

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021