La restauration écologique des estuaires et les loisirs « nature »

La restauration écologique des estuaires et les loisirs « nature »

 

Jean Paul Ducrotoy

Reading Professor Emeritus in Costal Sciences and Management

Institute of Estuarine and Coastal Studies – the University of Hull

 

Les écosystèmes côtiers, les estuaires en particulier, sont parmi les plus convoités par les humains, tant du point de vue écologique que socio-économique. La valeur que leur attribuent les sociétés humaines repose aussi bien sur leur étonnante productivité biologique que sur la possibilité d’y installer des ports propices au commerce et à l’industrie. Aussi, nature, manufacture et transport s’y disputent-ils des espaces restreints (Crossland et al. 2005). La variété et l’intensité des pressions d'origine anthropique qui s’y exercent créent des perturbations écologiques dont l’origine va du local au global. Comment y concilier une exploitation intense des ressources vivantes en parallèle avec un développement économique galopant et le besoin d’espaces à réputation naturelle pour le resourcement des populations humaines denses qui y font vivre l’industrie (Vinebrooke et al. 2004) ?

Malgré de lourds impacts résultant des activités qui s’y pratiquent, ainsi que dans les bassins versants, un réel besoin de "nature" s’exprime dans les estuaires européens, exigeant des aménagements propices aux activités de loisir de plein air qui vont de la chasse au gibier d’eau aux sports aquatiques en passant par l’observation ornithologique. Or, parmi les impacts connus, la perte ou la dégradation d'habitats représente une mutilation qui peut s’avérer néfaste non seulement pour les activités de « nature » mais aussi pour le fonctionnement global de l’écosystème considéré. C’est pourquoi depuis quelques années, on a eu recours à la compensation après travaux, à la restauration des habitats dégradés ou soustraits à l’influence marine dans un but dit « écologique » afin de maintenir ou de réhabiliter des fonctionnalités écologiques menacées ou perdues.

La perte peut être permanente, la zone humide disparaissant purement et simplement, convertie en zone industrielle, portuaire ou agricole. La construction de polders a longtemps répondu en Europe à ce besoin foncier. Ainsi, dans pratiquement tous les estuaires à marée du Nord-Ouest européen, de vastes étendues de prés salés ont été endiguées et transformées par des équipements portuaires et industriels, ou convertis en pâturages et autres terrains agricoles. En baie de Somme, il faut compter environ 250 km2 qui ont été conquis sur la mer au cours des derniers siècles, sur une zone intertidale qui devait représenter plus de 300 km2 au 16ème siècle (Ducrotoy, xxxx).

La perte peut aussi s’avérer temporaire ou localisée, le plus souvent suite à une pollution sous forme de rejet contaminé. On ne peut remédier à ces deux types de dégradation que par la dépollution, la restauration ou la re-création des biotopes perdus (Ducrotoy 2010). On verra dans cet article, que la restauration écologique couvre tout processus conduisant au « rétablissement » d'un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit (SERI, 2004). Une telle approche est relativement récente et s’appuie sur l’ingénierie écologique qui a permis l’essor récent d’un nouveau type d’aménagement mis en application tout d’abord dans les pays dits anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats-Unis) menant à des actions de ré-estuarisation ou de dépoldérisation.

L’origine de ce mouvement plonge ses racines tout à la fois dans la vie monastique et le mouvement romantique mais se concrétisera grâce à la révolution scientifique qui a favorisé l’éclosion de la science écologique. Au début du siècle, on redécouvre les lois de Mendel en génétique, tout en les intégrant au Darwinisme qui s’avérera une théorie robuste de l'évolution. Un tournant dans la pensée est effectivement pris : l’interdépendance entre les êtres vivants devient envisageable autrement que dans les termes d’une nature providentielle où tout s’inscrit dans une harmonie divine. Nombreux sont ceux qui au cours des dernières décennies ont réalisé la valeur de cette approche non seulement comme un élément essentiel de la conservation de la nature, mais aussi comme le cadre d’un compromis entre les humains et leur planète dans une relation devenue conflictuelle.

Les progrès foudroyants de la biologie et l’expansion de son domaine d’investigation caractérisent ce basculement où la nature devient digne d’attention de la part des ingénieurs. Les premières expérimentations pour tenter de re-créer des écosystèmes naturels sont réalisées dès le début du 20ème siècle par des pionniers qui, les premiers, envisagent un écosystème comme un tout (Leopold, xxxx). Les motifs de cette révolution sont multiples et complexes : un mélange de curiosité scientifique mais aussi historique, un intérêt esthétique mais aussi une certaine nostalgie. Du point de vue scientifique, on ne peut éluder un respect de l'ancien et de l’établi avec l'idée qu’un « climax » réunit idéalement un assemblage écologique privilégié d'organismes, doté de qualités distinctives de stabilité, d’harmonie et d’une capacité d'auto-organisation. Une telle préoccupation pour ce qu’on appellera bien plus tard « habitats naturels » restera discrète jusqu’à la fin du 20ème siècle. L'idée de recréer un écosystème complet ou même une communauté écologique ou un paysage, avec tous ses attributs et processus, sera longtemps considérée comme utopique (Jordanie & Lubick, 2014). Pour le public, de tels aménagements se traduisent par l’ouverture d’espaces jusque-là condamnés, souvent insalubres ou, du moins, abîmés et dégradés. La société des loisirs et ses pratiques sportives, équipées d’un arsenal matériel, s’en empareront dès les années 1970.

Pourtant, même « restaurée », la nature recule de jour en jour devant les aménagements portuaires et industriels. L’aménagement de ces centres de développement économique a requis une transformation radicale des estuaires qui les hébergent. Non seulement il a fallu modifier la bathymétrie des embouchures pour favoriser l’accès de navires de plus en plus gros, mais, comme dans le cas de Rouen ou de Hambourg, le fleuve s’est vu transformé en chenal de navigation, bétonné (dans le cas de la Seine), sur-creusé et rectifié. En première approximation, on peut dire que l'environnement naturel a, pour la plupart du temps, joué un rôle minime dans le développement des ports modernes, l’ingénierie ayant le pouvoir de « remédier » aux obstacles naturels. Comme tous les processus traditionnels de développement urbain, la création et le maintien de ports de commerce nécessitent souvent l'élimination de la nature et des processus naturels locaux afin de s'adapter à la croissance des échanges de marchandise. Il en résulte des milieux éminemment artificiels dans les ports eux-mêmes et une transformation radicale des estuaires et des fleuves qui nécessitent énormément de ressources et d'énergie pour maintenir des activités qui éloignent les résidents urbains du monde naturel. Devant des dépenses galopantes pour draguer les accès (en particulier pour maintenir le tirant d’eau des navires dans les fleuves qui y débouchent) les autorités portuaires des grands ports du nord-ouest européen se sont tournés vers des techniques de relocalisation des sédiments ainsi que le renforcement (ou le rétablissement) d’une courantologie plus proche des caractéristiques initiales (plus naturelles en quelques sortes) des estuaires aménagés. Pour y aboutir, mais aussi pour améliorer une image de marque parfois ternie, les grandes autorités portuaires européennes ont actuellement recours à la restauration de certaines fonctionnalités écologiques ouvrant, à la fois, sur un fonctionnement hydrodynamique plus performant et un rétablissement d’une flore et d’une faune plus diverses.

Parallèlement, le développement du tourisme dans les années 1980 a amené de plus en plus de personnes à s’intéresser à la faune et à la flore. L'inquiétude face à la pollution s'est accompagnée d'un besoin de « connaître ». Les valeurs adoptées par les résidents des milieux industrialisés et urbanisés et la perception négative qu’ils peuvent en avoir les a amenés à revenir vers des activités de loisir qui reposent sur l’accès à des ressources naturelles. Ces « socio-écosystèmes » nouveaux commencent à peine à être compris à travers l'étude transdisciplinaire de l'écologie urbaine, une discipline encore plus jeune que la restauration écologique, mais qui nous met au défi de tester les hypothèses existantes et des idées nouvelles sur les interactions entre les personnes et leur environnement (Pickett et al. 2008). En particulier, à côté des résidents organisés, des groupes communautaires, des responsables gouvernementaux et locaux, des entreprises et des ports, des organisations non gouvernementales et des planificateurs et concepteurs professionnels, il existe des utilisateurs invisibles. Ces derniers peuvent inclure les touristes ou simplement des « visiteurs » qui n'étaient pas forcément prévus initialement, sans oublier, développement durable oblige, les générations futures qui devraient bénéficier des sites restaurés. Évaluer les besoins de ces utilisateurs est difficile, mais essentiel à la réussite à long terme et à la survie d'un site. Comprendre comment un site et les besoins de ses utilisateurs changent avec le temps pourra aider à assurer la pérennité, non seulement du site restauré mai aussi de l’estuaire en tant qu’écosystème.

Cette communication se fixe pour but d’explorer comment des sites restaurés, sélectionnés, dans le pourtour du sud de la Mer du Nord et de la Manche, sont perçus par le public, notamment vis-à-vis des activités de plein air que bien souvent, les politiques locales mettent en exergue dans tout processus de re-naturation. En comparant les différents systèmes de restauration, les politiques locales et nationales sont évaluées, notamment en ce qui concerne les politiques de mise à disposition du public de sites à vocation naturelle. En filigrane, s’inscrira une démarche objective ayant pour but de comprendre comment l’écologie scientifique et l’anthropologie sociale peuvent se féconder l’une l’autre.

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021