Estuaires mégatidaux et changement climatique

Référence à citer :

Ducrotoy, J.-P., 2009. Estuaires mégatidaux et changement climatique. estuaires-littoraux.emonsite.com Milieux estuariens et littoraux. <http://www.estuaires-littoraux.emonsite.com/conférences> [consulté le ...]

 

Résumé

La partie sud de la Mer du Nord et la Manche se caractérisent par la présence de nombreux estuaires soumis à l’influence de la marée. Certains de ces estuaires mégatidaux (où l’amplitude de la marée dépasse 8 m) abritent des installations portuaires importantes (Seine, Tamise par exemple). Leurs caractéristiques écologiques sont maintenant mieux connues, tant du point de vue de la faune et de la flore que de l’impact des différentes activités humaines qui s’y déroulent. Les données portant tant sur les biocénoses que sur les biotopes sont ici soumises à un examen particulier : évolutions observées, biodiversité, caractéristiques physico-chimiques du substrat et géomorphologie des estuaires. Ces informations écologiques sont confrontées à une possible élévation du niveau de la mer et son influence sur le régime des marées, les vagues et l’hydrodynamisme. Les aspects climatiques abordés portent sur les radiations solaires, le régime des précipitations, les gaz à effet de serre et leur influence sur les cycles biogéochimiques.

 

1.      Introduction

 

Au cours des ères géologiques, la stabilité des conditions environnementales s’est souvent installée entre des accidents climatiques brutaux. C’est ainsi que succédant à une période d’instabilité des facteurs au cours des deux derniers millions d’années, les dix milles ans de civilisation humaine qui nous ont précédés ont bénéficié de conditions climatiques exceptionnellement stables. Cependant, avec le développement de l’industrie, la variabilité des conditions naturelles tend à s’accroître et le climat mondial se réchauffe d façon inéluctable. Cependant, bien qu’il soit possible de définir les caractéristiques d’un changement “global” de notre climat terrien, ce sont les conditions écologiques locales qui en détermineront l’ampleur et en influenceront les conséquences. C’est à partir de l’exemple d’estuaires mégatidaux (soumis à l’influence de la marée où l’amplitude de la marée dépasse 8 m) que ce va-et-vient est illustré ici. Ces embouchures de fleuves (Seine, Somme, Tamise par exemple) abritent des installations portuaires importantes dans le sud de la Mer du Nord et la Manche.

Resitué dans le cadre du programme LOICZ (Land Ocean Interaction in the Coastal Zone), la Somme, par exemple, apparaît comme un minuscule fleuve côtier face à des géants tels que le Nil ou le Mississippi. Cela ne veut pourtant pas dire que l’impact de l’utilisation des ressources naturelles de la multitude de petites rivières du nord-Ouest Européen reste négligeable. Au contraire, la Manche concentre de nombreuses activités et les influences anthropiques y sont marquées1. Depuis 10 000 ans, pendant lesquels les conditions climatiques se montrèrent relativement plus clémentes et stables, les communautés humaines y ont exploité le littoral d’une façon assidue. C’est cette période qu’il est suggéré de nommer l’Anthropocène qui s’affiche comme une ère écologique nouvelle où l’humanité se trouve capable d’influencer le devenir de la biosphère.

 

2.      Changements climatiques globaux

 

L’effet de serre avait été découvert par Fourier en 1824, mais c’est seulement récemment qu’on a pu lire son histoire, à l’échelle des temps géologiques, grâce aux carottages de la glace antarctique réalisés à Vostock par une équipe de chercheurs russes et analysés en France dans les années 90. En fait, l’élévation de la température n’en est qu’un aspect particulier, et dans cet article nous nous arrêterons aussi bien sur les fluctuations du niveau de la mer et ses conséquences hydrodynamiques que sur les conséquences biologiques des altérations des radiations solaires elles-mêmes et des teneurs en gaz de l’air. Les cycles biogéochimiques étant aussi touchés, on pourra s’attendre à une réponse biologique donnée à ces perturbations. Ainsi, la glace ne concentrant pas le sel, la fonte de la banquise entraînera une diminution de la salinité globale, alors que l’eau salée originelle aura tendance à s’enfoncer vers le fond. Les flux d'énergie seront alors recanalisés à l’échelle planétaire et une nouvelle circulation thermohaline s'installera. Cela aura un rôle essentiel dans la régulation du climat. Ces aspects sont illustrés ici par le phénomène d’oscillation climatique qui s’est installé récemment dans l’Atlantique nord. La cause en serait des pressions atmosphériques amplifiées au niveau des Açores et de l’Islande où l’anticyclone (au sud) regagne de vigueur, alors qu’au nord, la dépression s’accentue. Le moteur en serait un affaiblissement de la Dérive Atlantique, le Gulf Stream ne trouvant plus assez d’énergie à cause d’un fléchissement de l’effet de pompage des glaces du Labrador qui disparaissent progressivement. La conséquence pourrait bien en être les tempêtes plus violentes qui affectent nos régions, s’accompagnant d’un excès de sécheresse dans le sud, notamment en Méditerrannée.

 

 

 3.      Le contexte de la Manche-Mer du Nord

 

La Manche et la mer du Nord communiquent par le détroit du Pas-de-Calais qui représente un élément très dynamique dans une mer bordière épi-continentale, relativement peu profonde. Le gradient de profondeurs décroissantes, de l’entrée de la Manche au large de la Bretagne jusqu’au détroit du Pas-de-Calais, ainsi qu’un rétrécissement progressif, donnent à la Manche une forme d’entonnoir. L’onde de marée y acquiert une vélocité et une amplitude croissantes, en particulier dans les baies telles que la baie du Mont-Saint-Michel ou les baies picardes où elle atteint 9,80 m, ce qui permet de les qualifier de mégatidaux. De grands ports se sont installés dans les grands estuaires (Seine, Solent). Les fleuves drainent d’importants sites industriels ou agricoles, ce qui contribue directement à la contamination du milieu marin2.

 

Comme nous l’avons vu, c’est la stabilité qui caractérise l’Anthropocène. Cependant, il semblerait que la variabilité du climat tende à s’amplifier avec les changements qui affectent le climat depuis le XXème siècle. Les effets de ces perturbations affectent la force des vents, par exemple, dont les extrêmes tendent à augmenter en Mer du nord. A cause de la fonte des glaces de la banquise, les mouvements eustatiques de la mer sont amplifiés dans l’ouest de l’Europe par les mouvements isostatiques de la masse continentale, alors que c’est l’inverse en Europe du Nord3.

 

 4.      La réponse complexe des estuaires

 

Comment intégrer l’aménagement et la gestion des milieux dits “naturels” dans une approche mondiale de l’environnement et dans le cadre d’un accroissement de la variabilité naturelle des conditions environnementales? Les estuaires fournissent un cas d’étude extrêmement intéressant, le but de l’exposé étant de les replacer (leur littoral, bassin versant, etc.) dans le nouveau contexte global.

 

Adoptant une approche historique, la description de l’évolution géomorphologique du site a d’abord servi de tremplin à la compréhension des conditions écologiques contemporaines. L’approche fut d’abord historique - la futurologie repose sur l’étude du passé - autour des cartes anciennes de la région et à partir des données écologiques existantes acquises plus récemment. Examinons tout d’abord le type de réponses physiques qu’un environnement côtier pourra opposer à l'élévation du niveau de la mer. La fréquence et la taille des vagues augmenteront en conjonction avec l’élévation relative du niveau de la marée haute. Si la côte est limitée par une falaise, une érosion active s’installera ; alors que dans le cas d’un rivage plat, l’estran pourra s’étaler vers le haut. Dans tous les cas de rigidification du trait de côte par une digue ou autre construction, le domaine intertidal verra sa pente augmenter.

 

Existe-t-il des indices d’une telle évolution ? C’est l’étude écologique du macrozoobenthos intertidal et des facteurs environnementaux de la Baie de Somme qui a servi, depuis 1981, de support à l’auteur dans ses investigations sur l’estuaire picard.

Du côté marin, un accroissement des vitesses des courants de marée entraîne une élévation de l’hydrodynamisme avec un accroissement des salinités dans l'estuaire interne, aboutissant à un élargissement du chenal. Ces transformations revêtent des aspects tant spatiaux que temporels. Vis-à-vis de la dimension spatiale, dans le cas d’un estuaire ouvert sur le continent, on s’attendrait à une migration amont des vasières et une réduction des prés sales. En fait, parce que la baie de Somme est entièrement figée par des digues (les digues de renclôture), on assiste à une migration aval des schorres et des slikkes, mais pour combien de temps encore ? Du point de vue temporel, de nouveaux habitats à haut niveau d'énergie s’installent dans les zones externes. Les tendances peuvent se résumer comme suit :

  • le pré-schorre double sa surface d’installation tous les 10 ans,
  • les faciès estuariens (vasières, bancs de coques Cerastoderma edule) se trouvent, globalement, réduits dans leur implantation,
  • les faciès sous influence marine, subissant un fort hydrodynamisme, s’accroissent de façon saisonnière dans les parties externes et au centre de l’estuaire4.

Il en résulte un phénomène de tenaille de la part des communautés de transition (pré-schorre et intrusion marine), soit depuis le milieu terrestre, soit depuis le milieu marin, qui enserre les communautés estuariennes5.

 

L'accroissement de la concentration en CO2 de l’atmosphère n’a pas pour seule conséquence l’effet de serre. D’une part, le CO2 a un effet direct sur les systèmes biologiques. Ses effets positifs sur la photosynthèse (fixation du carbone) laissent entrevoir une augmentation de la production primaire en même temps qu’un effet sur l'albédo, entraînant une augmentation du métabolisme du plancton. D’autre part, le CO2 atmosphérique est lié de façon dynamique à l’océan à leur interface par des réactions chimiques bien connues :

CO2 + H2O « H2CO3                  acide carbonique

                                    « H+ + HCO3-         bicarbonate

                                    « 2H+ + CO3- -        carbonate

équations dont la direction dépend de la concentration des réactifs, en liaison avec le pH.

On pourra donc s’attendre à une dissolution des coquilles calcaires en milieu plus acide qui entraînera une indisponibilité des ions métalliques essentiels qui jouent un rôle dans la croissance et le développement des organismes tant animaux que végétaux. Cela pourra poser des problèmes de rétention en eau pour certaines plantes des prés salés et avoir des conséquences sur la distribution des plantes.

 

Les radiations solaires subiront quant à elles des altérations tant quantitatives que qualitatives. Les ultra-violets sont constitués de radiations électromagnétiques de longueur d'onde de 100 a 400 nm:

 

UV-C : 100 – 280 nm

UV-B : 280 – 315 nm

UV-C : 315 – 400 nm.

 

L’interférence des composants atmosphériques (gaz, vapeur…) et la dispersion et l’absorption par les particules risque de créer une déplétion du spectre original à la faveur des UV-B, les plus actifs d’un point de vue biologique. Dans les eaux côtières, on s’attendra à peu d’effets, à cause de la concentration en matière en suspension de couleur jaune, la transmission de l'UV-B étant limitée à < 0.5 – 1 m. Par contre, sur les vasières, les effets sur le benthos dus à l'émersion et aux faibles profondeurs en immersion risquent de s’avérer importants. Les types d'effets biologiques recherchés sont variés et comprennent : fécondité diminuée, croissance et développement ralentis, inhibition de la photosynthèse6, 7. La gamme des effets va en fait depuis les stratégies de survie qui seraient affectées jusqu’à des effets létaux : mobilité réduite, inhibition des réponses phototactiques et photophobiques, capacités photoréparatrices insuffisantes. Cela pourrait aboutir à un changement de la composition spécifique résultant en une chute de la diversité biologique. Plus généralement, la croissance et la survie étant touchées, on assisterait à un accroissement de la tolérance de certains groupes génétiques dont les conséquences sont difficiles à prévoir. Les effets d’une élévation de la température peuvent se combiner avec l'accroissement des radiation solaires et l’allongement éventuel de la photopériode. On est alors confronté à l’appréciation du synchronisme des conditions écologiques, dans l’apparition des juvéniles par exemple, ainsi que leur tolérance en fonction de l'âge ou du stade de développement.

 

Enfin, les changements climatiques risquent de renforcer les effets de certaines pollutions et perturbations. L’eutrophisation permet d’illustrer ce propos. Elle prend son origine dans un enrichissement anthropique du milieu estuarien en substances nutritives. Elle se manifeste sous forme de floraisons algales et planctoniques inhabituelles pouvant aboutir à une asphyxie du milieu. La température et l’hydrodynamisme gouvernant directement ou indirectement certains de ces phénomènes (écume, mortalité des coques Cerastoderma edule), on peut penser à la possibilité d’un étalement des conditions favorables à l’eutrophisation dû à un étalement des “blooms”, par exemple.

 

 5.      Conclusion – Perspectives

 

Les activités humaines doivent s’accommoder de la variabilité naturelle croissante de l’environnement. Les arguments tant climatiques que biologiques montrent que l’on s’oriente vers un régime où les extrêmes dérivent et où une certaine instabilité s’installe. Les faits scientifiques exposés conduisent à envisager la variabilité naturelle du milieu face au changement climatique actuel et futur et à en comprendre les mécanismes. Les perturbations climatiques liées aux activités humaines s’accélèrent. Les côtes seront à l’avant-garde de cette évolution accélérée. Les estuaires apparaissent comme les pièces d’un puzzle global où de nombreux fleuves côtiers nord-européens jouent, chacun, un rôle complémentaire dans l’écologie littorale des mers bordières. C’est là où une recherche scientifique régionale de qualité trouve tout son sens, élément indispensable de réseaux européens et globaux.

 

Bibliographie

 

1 LOICZ/UNEP. The role of the coastal ocean in the disturbed and undisturbed nutrient and carbon cycles. Buddemeier, R.W., S.V. Smith, D.P. Swaney and C.J. Crossland 2002. LOICZ Reports & Studies No. 24, ii + 83 pages, LOICZ IPO, Texel, The Netherlands

 

2 Ducrotoy J.-P., Elliott M. & Dejong V. 2000. The North Sea: an evaluation. In ‘Seas at the Millennium’, Shepard C. (ed), Elsevier, London

 

3 Bakker E., Brander K., Ducrotoy J.-P., George D., Gerlach S. and Hamerlynck O. 1994. Quality Status Report of the North Sea: Chapter 4, Marine Biology. North Sea Task Force, Olsen and Olsen ,Fredensborg: 62-79

 

4 Ducrotoy J.-P., Elkaim B. 1992. Spatio-temporal changes in the distribution of macrobenthic communities in a megatidal estuary. International Council for the Exploration of the Sea, C.M. 1992/L: 34, 8pp

 

5 Ducrotoy J.-P. & Ibanez F. 2002. The use of Andrew's series in assessing population dynamics of estuarine benthos.JMBA of the UK: 82 (5): 746-769.

 

6 Ducrotoy J.-P. 1999 . Indication of changes in the marine flora of the North Sea in the 1990s.Marine Pollution Bulletin, 38 (8): 646-654

 

7 Sylvand B., Ducrotoy J.-P., Lewis J. & Elliott M. 1999. Indications of change in the biota of the North Sea and the English Channel in the 1990s. 4th MEDCOAST / 4th EMECS Joint Conference, 'Land-Ocean Interactions: Managing Coastal Ecosystems', Antalya, Turkey, 2-6 November 1999

 

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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